J’ai hésité à me lancer dans cet écrit, dans la lecture de ce livre aussi…
Une seule certitude, j’avais envie de vous parler, nos échanges me manquent…
En ce moment bien des réflexions m’agitent, je traverse une zone de turbulences. Le flux de mon temps de retraitée est secoué par les remises en question de mes proches, de leurs histoires qui résonnent fort en moi comme il y a 20 ans, l’incertain domine !
Donc j’ai lu, beaucoup lu, des ouvrages disparates, mon approche a frôlé la boulimie, tant mon besoin de prendre du recul de mon monde a été grand !
Visiter les mondes des autres enrichit l’esprit et nous permet de changer de perspective… les possibles émergent et leur multitude rassure…
J’ai choisi des histoires qui m’ont fait voyager dans le temps Maurice Chappaz – Les valaisans/ Corinna Bille – Poèmes/ Sorj Chaladon- Retour à Killybegs… et dans l’espace Elisa Shua Dusapin Vladivostok circus/ la justice : Carine Thuil – La décision…/ La philosophie : Un essai sur la colère de Sophie Galabru
… et puis Neige Sinno qui est un écrivaine née en France en 1977, après son doctorat à l’Université de Marseille elle a poursuivi ses études littéraires aux US et au Mexique où elle vit et enseigne depuis18 ans.
Son livre Triste tigre, lui vaut d’être nominée pour le prix Goncourt, de remporter le prix Goncourt des lycéens en 2023 et de nombreux autres prix !
Est-ce qu’il s’agit d’un récit autobiographique d’une enfance violée ? Oui, aussi, certainement, mais elle nous emmène beaucoup plus loin, elle investigue, analyse, ses questions deviennent les nôtres. Grâce à la force de vie qui porte son écriture j’ai pu tirer bien des enseignements de ce voyage du côté sombre…
Son récit nous plonge dès les premiers mots dans le sordide de l’abus. Elle le décrit avec force détails, sur le ton cru et dépouillé d’émotion d’un procès-verbal lu au tribunal, puis, nous partage une réflexion sur ce vécu, sur la façon de le vivre et de l’intégrer dans son histoire, sur la façon d’en parler, sur la façon de lui donner une existence sociale par l’écriture publiée.
Elle se questionne sur le droit de mettre en scène ou de sublimer l’horreur par l’écriture, par l’art…
Elle nous entraine dans un va et vient entre le singulier, le sociétal et l’universel, son propos toujours empreint du souci de dire au plus juste, de ne pas trahir…mais qui ?
Son questionnement devient le mien au fil des pages ! Victimes et bourreaux, dès les premières lignes elle dit, comprendre et se mettre à la place de la victime, nous savons le faire. Mais le bourreau comment le comprendre, comment donner du sens à son comportement ?
Beaucoup plus d’études se sont penchées sur le vécu des victimes, mais les bourreaux, alors, qui sont-ils ? Qu’est ce qui les distingues de nous ?
Elle scrute les personnages et leurs agissements, cherchant à découvrir les mécanismes qui se jouent. J’ai envie de dire sans les juger, mais non je crois que c’est au-delà du jugement moral que sa réflexion nous amène…
Neige Sinno dit avoir entendu un historien spécialiste des deux guerres mondiales répondre que si les soldats dans les conflits commettent les pires exactions, c’est parce qu’ils le peuvent.
Voilà qui me fait frémir : le mal est immanent, s’il me fallait une confirmation, la voici !
Les paroles de l’autrice m’ont conduit à revisiter d’autres récits de viols, ceux des nombreuses patientes et patients du service d’Addictologie dont j’ai accueilli les témoignages… Avec lesquels j’ai partagé bien des moments de souffrance enfantine. Ces souffrances qui sont tissées dans l’identité des victimes, qui contribuent à la constituer et vont continuer ainsi à impacter très fort leur vie. L’oubli n’existe pas, l’écriture ne l’a pas « sauvée » dit Neige Sinno.
Les limites de la résilience pourraient être là où elle risque de devenir un instrument de culpabilité et faire se sentir encore plus misérables les personnes qui n’ont pas réussi à faire avec le traumatisme…
Des questions et encore des questions qui restent ouvertes, pas une seule réponse, mais une séquence de réponses et questions qui donne le vertige tant cela mène loin dans le champ du mal et du bien et au-delà, au cœur de la nature, ses lois cruelles et de la nature humaine.
Son histoire se déroule dans un village de montagne, un milieu un peu marginal, une famille recomposée, elle est l’aînée, suit une sœur et puis deux autres enfants nés de la deuxième union de sa mère. Le beau-père est guide de montagne expérimenté, homme imposant et charismatique, respecté de tous.
Il la choisit, elle, petite fille de sept ans « insignifiante », réfractaire à ses tentatives d’approches, à ses marques d’affection.
Leur relation se noue malgré elle de la façon la plus intrusive qui soit, elle la subit de tout son être pendant sept ans, la contraignant à se dédoubler pour se construire, deux Neige qui se côtoient en essayant de ne pas laisser les deux réalités se toucher !
Quel exercice d’équilibrisme, quelle force mentale et sentiment de pouvoir en miroir du sentiment d’impuissance… Les deux Neige !
L’autrice l’explore sans crainte de ce qu’elle risque de trouver, sans crainte de se pencher sur les béances sans réponse, sans fond !
Ses connaissances littéraires lui permettent de faire intervenir des auteurs passé et contemporains pour étayer sa pensée comme V. Wolf, C. Angot, V. Despentes, V. Nabokov, D. Eribon, G. Deleuze, A. Ernaux et bien d’autres, chercheurs, scientifiques et historiens, juges, femmes de loi!
J’ai partagé avec grand intérêt ses chemins de réflexion, qui a continué bien après avoir refermé son livre…
Le tigre, celui de Blake ou encore ceux de Margot Fragoso, la nature et ses lois cruelles, les lois morales que les humains ont façonnées et leur besoin jamais satisfait de donner du sens !
Le mal est immanent où mieux le bien et le mal sont une construction sociale qui nous sert à baliser nos vies et surtout à nous sentir un peu moins à la merci du néant !
Pour moi, dit l’autrice, l’enfance reste ce pays aux noirs matins de soleil…
C’est un monde ou victime et bourreau sont réunis. Je crois que ce sont les mêmes ténèbres.
…On apprend à vivre en sachant que ce monde sera toujours là, au détour du chemin…
Sinno Neige, (2023). Triste tigre. Editions POL.