Ci-gît l’amer / Cynthia Fleury

Dans cet essai, Cynthia Fleury parle de l’amer dans le sens de l’amertume que l’être humain peut ressentir et qui, lorsqu’il devient ressentiment, peut-être sublimé grâce à la mer et à la mère.

Cynthia Fleury, décrit l’amer comme un ressentiment comme une rumination, une rancœur. En allemand, le mot groll est celui qui peut-être exprime au mieux cette sorte d’exaspération grondante, obscure, contenue et indépendante de toute activité. C’est le fait d’en vouloir à…Le terme clé pour saisir la dynamique du ressentiment est une rumination qui n’en fini pas. Une plainte réitérée agie par une pulsion mortifère. L’individu se soumet comme une esclave à la rumination, il mâche et remâche sans fin. Pas de sortie possible. Le ressentiment est en quelque sorte un délire victimaire. Délire parce que la personne ne voit pas qu’elle a une part de responsabilité dans sa plainte. Le ressentiment ferme. Il forclôt. Nietzsche parlait de l’intoxication et Scheler de l’auto-empoisonnement. En effet, il y a quelque chose de l’ordre d’une auto-servitude psychique. La personne qui est dans le ressentiment semble croire qu’il n’y a que la plainte comme seule issue, et se refuse à renoncer à l’idée de réparation pensant que la réparation est illusoire car elle ne sera jamais à la hauteur de l’injustice ressentie. Celui ou celle qui est vit le ressentiment ne veut pas clore. Il ou elle se plaint, encore et encore, mais elle est dissociée de la souffrance.

Autrement dit, le ressentiment est cette curieuse astuce psychique qui consiste à continuellement déprécier, sans saisir que c’est épuisant pour soi et autrui et considérer que c’est toujours la faute de l’autre ou des autres et jamais la sienne. Rien n’y résiste. Choisir le ressentiment consiste à choisir la non-action, à ne pas tenter l’aventure subjective, ni à prendre le risque vital de la pensée et celui de la séparation irrémédiable. Et le plus frappant dans la personne du ressentiment ce n’est pas sa méchanceté, mais sa dégoûtante capacitée dépréciative.

Le ressentiment n’est pas identifié comme un trouble psychiatrique, mais les comportements identifiables sont que la personne ne reconnaît jamais ses torts, provoque avec agressivité les autres, a des accès de colère non maîtrisés, est d’une mauvaise foi pathologique, avec une susceptibilité exacerbée, désavoue toute forme d’autorité, désobéit sans avoir nécessairement accès au sens de cette désobéissance, bref se trouve enfermée dans un comportement négatif récurrent, ne proposant jamais de solutions, ni de remise en cause de son comportement. Son ressentiment est permanent et la positionne an tant que victime ou bourreau. Ce qui est gardé ne mémoire est faussé ; il y a de la falsification dans le ressentiment.

Quels antidotes au ressentiment ?

« Nietzsche le dit : l’être humain qui échappe au ressentiment n’y échappe pas d’emblée, c’est toujours le fruit d’un travail ». « La sublimation des instincts constitue l’un des traits les plus saillants du développement culturel : c’est elle qui permet aux activités psychiques élevées, scientifiques, artistiques ou idéologiques, de jouer un rôle si important dans la vie des êtres civilisés ». « Espérer dans le monde n’est pas refuser la frustration, mais simplement l’inscrire dans un ordre de signification possible et de symbolisation ».

Ci-gît la mer

La mer est ce territoire d’eau, entre visible et invisible.  Ci-gît la mer renvoie donc à cet océan inaugural et terminal, sur lequel naviguent les âmes en quête d’elles-mêmes. Cynthia Fleury nous invite, ici, nous relier à une mer cognitive et psychique, et non à la mer géographique, un lieu qui donne à celles et à ceux qui ne craignent pas de le découvrir et une aptitude à la poésie. La plus grande tâche étant ainsi de comprendre, à tout instant, ce qui se passe chez nous.

(Re)trouver le chemin de l’expérience. La chose paraît si simple ; elle l’est foncièrement, mais le prix à payer de l’expérience n’est pas neutre. Car pour faire expérience, il faut du temps et c’est choisir ce que nous vouloir faire de ce temps. Se rappeler aussi qu’il s’agit parfois de faire peu de chose, mais, en revanche, qu’il s’agit de le faire de façon régulière, avec discernement, pour chaque jour mettre au défi cette volonté errante qui est la nôtre. Cheminer vers un élargissement du Moi en se rappelant que le Moi ne peut résister à son angoisse du néant et à ses pulsions de mort, qu’à la condition de pratiquer une sorte de suspens de ses assauts, en leur opposant une énergie vitale créatrice et force de sublimation. Pour augmenter, élargir son Moi, plusieurs chemins existent :

  • L’amour et l’amitié, au sens aristotélicien du terme, donc plus large que la simple affinité élective.
  • L’expérience esthétique, l’art, les humanités.
  • Le rire, forme de discernement. Le rire pour déconstruire l’illusion de possession.
  • La découverte et la connaissance du monde.

Mais attention, l’élargissement du Moi n’est pas une toute-puissance du Moi, c’est précisément l’inverse. L’élargissement du Moi témoigne de la connaissance du Moi, de ses limites, et de la nécessité de lessublimer pour ne pas en subir les possibles dérives mortifères. La symbolisation est l’antithèse de la toute-puissance, dans la mesure où l’absence est acceptée mais la personne produit avec elle une relation qualitative, permettant de dépasser les douleurs de l’absence de possession. Tous ceux et toutes celles qui ont les yeux ouverts et ont accès à leur sensibilité ont une conception douloureuse de l’existence. Ils ne se soumettent pas pour autant à l’anéantissement et à l’angoisse.

Prendre le large, prendre la mer, ce n’est pas une affaire de navigation, mais bien de grand large existentiel, de sublimation de la finitude et de la lassitude qui tombent sur le sujet sans qu’il sache quoi répondre car il n’y a pas de réponse. Mais il faut dès lors se séparer de la mère, naviguer, traverser, aller vers l’horizon, trouver un ailleurs pour de nouveau être capable de vivre ici et maintenant.

Ci-gît la mère

Ci-gît la mère c’est revenir au profond, à l’archaïque, à ce risque du vrai, de la séparation de la faculté propre de juger propre, et du deuil de la demande puérile de protection. Ci-gît la mère, mais c’est aussi le père dont il est question, ce sont ces premiers deuils et renoncements que l’on opère pour grandir, le fait de garder l’exigence de l’Ouvert alors même que certains chemins, propres à l’enfance, se ferment. Chaque être humain,  est ainsi amené à quitter cet univers, à l’origine, si sécurisant de tous les possibles, où rien n’a besoin d’être réalisé, tout peut être juste imaginé, espérer, et où tout le monde se satisfait de cette pure potentialité, avec un sourire béat. Il ne s’agit pas de résister à l’inconscient mais, plus simplement, de jouer avec, et de saisir ses méandres.

L’importance de se séparer. Mais, se séparer n’est pas réductible à la séparation physique, se séparer, ici, témoigne d’une aptitude à la symbolisation. C’est faire quelque chose de ce qui est-là.  Ne pas nier les difficultés, mais apprendre à grandir avec, à s’éloigner, à trouver la juste présence pour prodiguer un soin envers soi-même, envers autrui et envers le vivant, pour ne pas glisser dans la répétition.

Ci-gît la mère, ce sont ces premiers deuils et renoncement que l’on opère pour grandir, le fait de garder l’exigence de l’Ouverture rilkéen alors même, que certains chemins, propres à l’enfance, se ferment. L’unique façon d’habiter le monde, à savoir être à l’écoute de soi-même, ancré et habité par plusieurs temporalités.

Rien n’est durable, ni pour l’enfant, ni pour l’adulte. «poser un pied dans le risque et la mort, sortir du grand mirage de la pure potentialité et ne pas être trop désenchanté. Entre l’amer, la mer et la mère tout se noue. Tout se joue.

« Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends, arrêté devant une boutique de pompes funèbres … et, surtout, lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir à quatre, pour ne pas délibérément, descendre dans la rue pour y envoyer dinguer les chapeaux des gens, je comprends alors qu’il est grand temps de prendre le large » (Melville).


Fleury Cynthia, (2020). Ci-gît l’amer ; guérir du ressentiment. Gallimard.

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