Nourrir sa vie : à l’écart du bonheur / François Jullien

« C’est à partir de quelques fissurations, qu’on suit ensuite un filon vers les gisements les plus secrets » (p. 9).
Dans son ouvrage François Jullien, philosophe et sinologue, nous invite à effectuer à une promenade, à partir d’un livre classique de la pensée chinoise traditionnelle, le Zhuangzi , écrit au troisième siècle avant J.-C., et à remonter à nos évidences culturelles millénaires occidentales sur la notion de bonheur en suivant cette expression commune en Chine de « nourrir la vie ».

L’ouvrage de François Jullien à travers notre regard.

En d’autres termes, dans son ouvrage, François Jullien nous livre, sans prosélytisme, une autre intelligibilité de la notion du bonheur qui n’a rien à voir avec les marchands du développement personnel. Mais son propos vient ébranler certains de nos partis pris. En effet, François Jullien, tout en s’appuyant sur la complexité des racines de la langue chinoise, décrit comment notre tradition occidentale nous rend difficile la réappropriation du senti et du mouvement libre, émergeant du ça. Son propos est minutieux intellectuellement, il nous invite à un questionnement profond, mais il demande aussi une lecture attentive car si ces pages sont très belles, elles sont aussi assez difficiles d’accès.

Nourrir sa vie

Nourrir sa vie dans la pensée chinoise, se différencie de notre culture européenne par le fait qu’elle échappe à la scission du corps et de l’âme. Autrement dit, dans sa représentation de l’être humain, la pensée chinoise n’entérine pas une telle scission « corps-âme ». La pensée chinoise se fonde sur une conception unitaire de l’avènement et de la constitution du monde. Dans la pensée chinoise, c’est le dualisme qui fronce et qui dramatise. Nourrir sa vie c’est donc tirer sur le fil du nourrissement vital et ainsi se défaire, peu à peu, de la trame des oppositions catégorielles, du psychisme et du somatique, ainsi que du clivage entre le moral, le vital et le spirituel.

François Jullien interroge ce clivage du « nourrir » et interroge cette scission : « Pourquoi faut-il que nous soyons d’emblée jetés dans cette alternative : nourrir son corps ou métaphoriquement son esprit ? Pour cet auteur, cette scission risque d’occulter d’emblée l’expérience la plus entière. Nourrir sa vie et nourrir sa nature, c’est un Tout. Et toute la vocation de l’être, et sa seule responsabilité, est dans le soin qu’il prend d’entretenir et de déployer ce potentiel de vie dont il est investi. Et pour parvenir à ce recentrement, une des voies possibles est celle du Tao, celle enseignée par Zhuangzi (contemporain d’Aristote) qui consiste à garder tout en épurant (shou).

« En clarifiant et décantant, de jour en jour, je parviens par degrés à traiter comme extérieurs et donc n’embarrassant plus ma vitalité, le monde entier, les choses et jusqu’au souci de la vie. J’accède alors à la transparence du matin laissant apparaître une indépendance qui seule soit absolue : où s’abolissent à la fois passé et présent et où plus rien, dès lors, du sein même du tumulte, ne fait obstacle à la plasticité »

Nourrir sa vie, c’est donc laisser décanter et délier ce qui signifie : « qu’est-ce que je vois qui traîne en moi, à titre aussi bien de disposition, de fonction, de pulsion ou de sentiment, et que j’aurais à fouetter pour le rappeler à l’ordre et le pousser lui aussi à continuer à avancer ? ». Dans cette vision, François Jullien voit ainsi une dimension tout à fait intéressante qui force à plus de clarté et d’engagement. Nourrir sa forme physique ne suffit donc pas à maintenir sa vitalité, il ne s’agit pas non plus de progresser vers un idéal, mais bien de cultiver un mouvement évolutif. François Jullien utilise la métaphore du Bon berger et son troupeau de moutons pour expliciter son propos. Le délié et le décanté cela ne signifie pas guider d’un bon pas le troupeau de moutons tel le Bon berger, mais de laisser avancer à l’avenant, à son rythme, à son gré, chaque mouton tout en ne perdant pas de vue les retardataires. Tout comme on peut lire sur un mode analytique, un névrosé demeurant attaché à tel ou tel événement de son passé au lieu que sa vie psychique continue d’évoluer. Ainsi, la voie du véritable nourrissement est à concevoir au sein du juste milieu comme un art du renouvellement par alternance ; il ne s’agit, ni de se retirer au-dedans au point de se tenir caché, ni de s’activer au dehors au point d’être continuellement exposé. Il s’agit de jouer avec le dedans et le dehors et surtout ne pas s’attacher à une seule position au point de se laisser coincer par elle. Se fondre ainsi dans le grand rythme selon lequel ne cesse d’évoluer le monde, le rythme de l’alternance du jour et de la nuit ou des saisons. Nourris sa vie, c’est donc dégager enfin notre nature de tout ce qui la surcharge, la recouvre et l’entrave. « Libérons-là des perspectives et constructions idéologiques pour la restaurer dans ce qu’elle est effectivement, uniquement ; ce potentiel vital que je suis. Ne croyant pas à une autre vie, j’entretiens cette vie-ci … On vit alors dans la fraîcheur et la transparence du matin ».

« L’homme authentique ne sait ni aimer la vie, ni détester la mort : car ni il se réjouit de sa venue au monde, ni il refuse son retour dans l’Indifférencié ; à l’aise il s’en va, à l’aise il s’en vient ; de même qu’il n’est rien qu’il ne soit disposé à raccompagner à son départ … cet homme authentique, épousant cet allant-venant, à la fois accueillant et raccompagnant, serait l’hôte continuel de la vie ».

Nourrir sa vie, c’est aussi cultiver la limpidité, la subtilité et l’alacrité (gaité, vivacité, enjouement). Le nourrissement n’est pas un progrès vers, mais il est renouvellement ; la transformation qu’il opère ne vise à rien d’autre qu’à réactiver en quoi il nous sort de la problématique du Sens, à laquelle est tant attaché l’occident ; car vivre, en soi, nous le savons n’a pas de sens ! Comme l’a dit Zhuangzi, « en accédant à l’égalité-placidité par libération de ses liens et de ces entraves que sont les affaires et les tracas du monde, on retrouve en soi la capacité de transformation naturelle qui ne cesse d’irriguer le monde ; ce branchant à même cette processivité et demeurant en phase avec son immanence on sera en mesure de modifier-inciter et par suite de réengager constamment en soi la vie. Au lieu de la laisser s’attacher et adhérer.

La pensée du bonheur

Nourrir sa vie ouvre une autre possibilité que celle du bonheur parce que nourrir relève d’une logique d’affinement-transformation qui se développe à l’écart de la quête et de la captation (du bonheur). La pensée chinoise n’explicite donc pas le bonheur ; elle n’a guère développé l’idée de la finalité. La stratégie en chine n’est pas guidée par la finalité, ou des objectifs à atteindre … la pensée chinoise ne se fixe pas d’objectif particulier, n’a pas de visée … mais évolue en exploitant continûment à son profit (li) le potentiel de situation … aller vers, tendre … lorsque l’on n’est plus affairé en se soumettant à des buts et que la vie en est désencombrée, c’est la vie qui d’elle-même et suffisamment (se) détermine.

Entre l’âme et le corps

La Chine songe à nourrir la vie et non l’âme, car l’âme pour les Chinois n’est pas détachée du principe de vie de notre être organique. La Chine n’a pas la conception d’une âme unique, mais celle d’âmes au pluriel qui rejoignent le ciel (hun) au moment de la mort. … et le terme plus utilisé est la quintessence, le subtil (Jing) (plutôt que l’âme). Et la conception du corps pour les Chinois ne coïncide pas avec la conception européenne du somatique fonctionnel. Les Chinois parlent de Xing, de la transcendante-animante du Shen et de la connaissance du cœur-esprit Xin. Ils sont difficilement traduisibles dans notre langue française. Les idéogrammes Xing, Shen et Xin représentent des énergies essentielles permettant de soutenir la vie humaine. Le Xing représente le corps physique, incluant le sang et les tissus et la matière en général. Le Shen correspond à l’esprit c’est l’entité personnelle et le Xin la fonction de conscience morale et de connaissance du cœur-esprit. Quant au Qi, il est le souffle ou l’énergie qui anime l’être humain et actionne l’ensemble des fonctions vitales. Le Qi représente le souffle vital. A la fois immatériel et éthéré telle la vapeur. Mais le qi fait aussi référence aux notions de mouvement, de transformation, de communication, de fonctionnement et de connexion. Ainsi aucun de ces termes ne coïncide complètement avec la notion européenne du corps. Chez Zhuangzi c’est la forme actualisée (xing) qui recouvre le plus couramment l’acceptation du corps, mais ce terme reste cependant à large spectre, il est sans délimitation stricte … xing xing c’est donner forme à la forme, la faire advenir et c’est aussi une actualisation concrète particulière s’opposant à l’invisible qui lui est non-actualité. « Dans son alternance avec la mort, la vie individuelle est décrite comme un va-et-vient du non-actualisé à la forme actualisée comme de la forme actualisée à la forme non-actualisée ».

Le corps devient donc dans le langage de Zhuangzi cette actualisation particulière en modification continue qui, comme telle, me constitue pleinement et forme ma seule identité possible.

Car avant comme après ce stade de l’actualisation, toute identité se défait. Pas plus qu’il n’y a de concept d’âme individuante, pas plus il n’y a de concept de matière qui s’y oppose, mais il y a matérialisation par concrétion continue en même temps qu’animation et déploiement. Cette actualisation Xing qui me constitue est donc conçue toute entière en fonction de ce seul procès de concentration-émanation par quoi elle advient. Cette actualisation est tout mon être vital, il n’y a pas de dualisme possible. L’actualisation avec son stade plus subtil de quintessence du souffle énergétique Jing, cette forme individuée qui me constitue me constitue plus physiquement s’enracine en elle et s’y vitalise. C’est en faisant exister pleinement cette forme actualisée qui me constitue Xing que je peux déployer le plus complètement ma vie. En d’autres termes, mon actualisation ou formation progressive, organique, fonctionnelle s’anime et se déploie à proportion de la décantation et désopacification qui s’opère en moi. Les Chinois n’envisagent pas le salut par la Vie éternelle, mais la Longue Vie.

La relation à autrui

François Jullien parle de la relation à l’autre ainsi. Si vous vous retranchez en deçà de toute réactivité affective, autrui n’aura plus de prise sur vous, « qu’une barque dérive et heurte la vôtre, si elle est vide, vous ne direz rien (à la barque) ; mais, s’il y a quelqu’un à bord, vous apostropherez son occupant et passerez probablement aux injures ». Car c’est au niveau du moi-volatil-affectif que naît le conflit ; alors qu’une fois ce stade dépassé, ou plutôt une fois que vous aurez su régresser en vous-même an deçà de lui, vous pourrez à la fois obtenir indéfiniment des autres, sans avoir à forcer et vous prémunir de leur agression, puisqu’ils ne songeront même plus à vous affronter. Dans toute discussion, il y a de l’indiscuté. On pourrait croire que la capacité du combat est d’être plus fort que l’adversaire et de le battre ; mais cela – depuis toujours nous apprennent les arts de la guerre – est coûteux en énergie et demeure risqué ; en revanche, la vraie défense, est de ne pas avoir à combattre et, pour cela, de ne pas être susceptible d’être attaqué : en se rendant, non pas plus fort, mais inabordable ; et, comme c’est ma réactivité à l’égard d’autrui qui me rendait accessible à l’agression de l’autre, en dé-réagissant en moi-même et devenant coq en bois, je prive du même coup autrui de sa réactivité et d’emblée le neutralise. Non seulement il est désemparé par ma non-réponse et s’en trouve paralysé, mais en plus je m’économise ».

Un prince est un Homme de métier

Un prince est un homme de métier : bien loin d’être appris d’autrui ou d’avoir un caractère doctrinal, l’enseignement offert par ce dernier naît donc de la seule expérience personnellement acquise et du maintien de l’outil. Un prince développe un mode d’entendre ou de discernement Umsicht, qui est cette façon de voir bien et guidant la manutention. Contempler un marteau ne nous apprend rien de ce qu’est effectivement un marteau, un être ne se livre de lui que dans son usage. Il faut l’avoir empoigné et manié pour que dans son ustensilité même et à travers la maîtrise que progressivement on en prend, découle une connaissance qu’aucune description ne peut remplacer.

En synthèse

Nourrir sa vie, pourrait donc être défini comme un art du management au sens privé de la préservation de la santé. En Chine soigner et gouverner sont un même terme ou le non-gaspillage de l’énergie vitale comme des richesses du royaume. La santé est une question d’équilibre dans la perspective du déroulement d’un processus. Aussi pourra -t-on atteindre, au mieux, qq milliers d’années et, pour le moins, quelques centaines. C’est donc de prolonger sa vie dont il sera désormais question puisque cette possibilité dépend entièrement de notre gestion.

Quand, dans le Zhuangzi, Dent-ébréchée demande à Porte-vêtement ce qu’il en est de la voie, Tao, ce dernier lui répond aussitôt :

Rectifie ta position
Unifie ton regard
Et l’harmonie du ciel va venir
Replie ton intelligence
Unifie ton attitude
Et la dimension d’esprit va t’habiter

Sandrine Favre, février 2024


Jullien François, (2005). Nourrir sa vie. A l’écart du bonheur. Le Seuil.

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