La vie de tout être humain n’est faite que de ruptures.
La rupture est une déchirure, c’est un arrachement, semblable à une sensation physique qui fait mal, elle est l’expérience de « la chair du monde » selon Merleau Ponty.
Les liens rompus laissent des traces en nous, des cicatrices.
L’ouvrage de Claire Marin à travers notre regard
Il existe tant de formes de ruptures ; sa famille, son amant, son métier, son pays, sa santé… elles sont visibles, reconnues.
La rupture inflige une double torsion physique et psychologique car elle déforme notre identité, notre existence. Comment supporter les ruptures de la vie ?
Pour qu’il y ait rupture, Claire Marin dit qu’il doit s’opérer une profonde transformation des schémas d’action et de pensée, qui sont condition même de ma naissance et aussi de ma renaissance.
La rupture que je choisis, pour me sauver, assumer mon identité, c’est un chemin volontaire.
Mais qu’en est-il de la rupture subie sous la forme d’accident, de maladie, de deuil ? On sait que l’enfant touché par ces souffrances, par ses parents, fragilise l’adulte qu’il deviendra.
Dans une dialectique positive, la rupture nous révèle à nous-même, comme une reconstruction pour supporter le drame et atteindre notre identité profonde, vraie.
Claire Marin prend le parti de ne pas choisir l’optimisme pour donner une valeur rétrospective aux ruptures de la vie, la maladie, la dépression, ce serait comme donner une vertu aux échecs (on ne grandit que dans la douleur) mais la rupture peut être aussi gâchis, lâcheté, échec , pour peu qu’ils se répètent.
L’impossible fidélité à soi et aux autres
Mes actes me révèlent, créent mon personnage, ainsi faire ce que les autres attendent de moi et donc renoncer à soi, d’où la nécessité de partir parfois pour ne pas étouffer. On risque de souffrir de cette identité mal ajustée.
L’habitude est un pharmakon, le médicament mais aussi le poison.
Il faut devenir quelqu’un d’autre pour sauver sa peau, et les autres comment le voient-ils ? la maladie l’a transformé, cet enfant devenu adulte est-il toujours celui que je connaissais ?
L’incapacité à être celui que l’on voudrait être est une profonde déception de se découvrir si impuissant, il y a dans toute rupture l’espoir de se trouver et le risque de se perdre.
La rupture amoureuse
C’est l’apparition de la violence du désamour, une blessure narcissique, la rupture amoureuse est une démolition en règle de l’ego.
Cette séparation touche les identités des deux personnes, comme une nouvelle identité incompatible avec l’ancienne, je ne suis plus celle qu’il voulait que je sois, il n’était pas celui que je pensais…, comme un appauvrissement de mon être, n’être plus soi, sensation de vide.
Est-ce possible de recréer une existence radicalement différente sans l’autre ?
De quoi, de qui pouvons-nous réellement nous défaire ? de soi-même ? Chercher une délivrance. Rares sont ceux qui partent l’esprit léger « celui qui rompt est tout aussi rompu que celui qu’il quitte » (p. 35)
Le désamour peut détruire l’être délaissé au risque de mourir psychiquement. Cette brusque révolution intime fait que je ne sais plus qui je suis, ni si je suis.
Soudain, je cesse d’être cette personne intelligente, attirante, et je deviens si peu désirable à ses yeux en tout cas. Qui suis-je puisque je ne suis plus rien pour toi ?
Est-ce que je vaux encore d’être aimée ? Roland Barthes. Fragments d’un discours amoureux, parle d’être laissé là comme un déchet et la femme rompue se sent parfaitement misérable.
Etat très bien décrit de dislocation chez Simone de Beauvoir « La femme rompue ».
Ce monde auquel nous appartenions ensemble n’existe plus. Barthes parle de déréalité, sentiment d’absence, retrait de la réalité éprouvé par le sujet amoureux face au monde.
Etre séparé, c’est vivre dans la souffrance du manque, le corps manquant, le double manquant, l’avenir désormais manquant.
Mais avec le temps, normalement la douleur s’estompe, je souffre moins, de toi il devient il. Ce travail de désunion, d’adaptation à l’absence de l’autre est nécessaire à faire.
Rompre avec une personne est le point de départ d’un recommencement plus général, il s’agit de voir qui l’on est, ailleurs et seul-e, en définitive apprendre quelque chose sur soi.
Devenir soi
On revient à la déchirure, enlever quelque chose de soi ou avoir l’impression de ne pas être soi, rompre avec celui / celle que l’on était.
Accéder à une nouvelle identité, sortir de l’étouffement de là où nous sommes, c’est aussi une rupture. Déchirure, peau arrachée, lambeaux de peau que l’on enlève, douleur de quitter son ancienne vie, il nous appartient à nous-même de se transformer, de se recréer.
Cette conversion de soi passe par des étapes plus ou moins longues, douloureuses, des crises, changement d’études, de profession. « On peut éprouver de grandes satisfactions dans son métier et néanmoins éprouver qu’une grande partie de soi a été laissée en friche (…) il est très difficile de s’avouer (…) qu’un échec est vécu de l’intérieur malgré les atouts de la réussite ».Anne Dufourmantelle, Se trouver. JC Lattès, 2014, p.34 .
Ce changement d’identité passe par une crise d’imposture, la trahison de l’ancien pour renaître une deuxième fois. Annie Ernaux faisant référence à la trahison de sa classe pour en épouser une autre.
Que je rompe ou que je sois rompu-e, la rupture est cataclysme intérieur.
Le plaisir de la dispersion
On n’est peut-être pas fait pour être un seul moi. Henri Michaux (Difficultés)
Comment s’est-on construit son propre moi ? Sous la contrainte des pressions familiales, sociétales, un faux moi d’abord pour aboutir au vrai moi ? une palette identitaire diverse dont on doit s’accommoder. Y trouver son vrai moi est notre chemin de vie au milieu d’identité mouvantes, selon les âges de la vie, les contextes de la vie, les histoires qui nous construisent, les liens, les maladies… sortir de ses habitudes selon Bergson.
L’artiste ne s’y trompe pas et puise dans ses différentes identités pour enrichir son art, s’ouvrir à une stimulation créatrice. Finalement, composer avec son histoire, ses identités de femme, mère… même si les injonctions de réussite ne sont pas toujours mises à distance.
Les risques de dissociation existent, un chaos intérieur au gré des accidents de l’existence.
L’être accidenté
Henri Michaux raconte un banal accident de bras cassé, révélant son être gauche, sa maladresse et observe l’écart entre ces signes minimes et la violence ressentie de l’accident. La chute nous rend vulnérable, lent, inefficace, fragile, bancal aussi bien physiquement que psychiquement (dépendance, repères changeants). Mais Michaux va développer une curiosité, un investissement pour son côté gauche et y entraîner une expérimentation de soi (Bras cassé, 1973).
C’est une autre façon d’être, une expérience de la souffrance, un corps modifié par cette rupture et peut-être y trouver la consolation de n’avoir pas souffert pour rien.
Naissance et séparation
Nous le savons, la naissance c’est la rupture primaire, inévitable mais source de vie. C’est la transformation du corps de la femme qui subit l’une des plus importantes du règne vivant et transformation psychique en profondeur. La mise en place de la place de l’enfant, mère médiatrice d’une autre vie que la sienne propre.
La naissance déplace, elle redéfinit les contours, de la mère d’abord avec un impact sur toute la famille, fratrie, chargée de responsabilités vitales essentielles. C’est le double mouvement d’arrachement/attachement, puissance de la séparation à laquelle répond le corps à corps de la mère et de l’enfant.
Christian Bobin (La part manquante, 1994) compare l’empreinte laissée par ce lien primitif et la puissance de cette affection archaïque à une brûlure. « Cette femme est tout entière occupée par son enfant, entamée d’un amour abondant sans réserve ; si totalement brulée d’amour qu’elle en est lumineuse ».
C’est aussi la double rupture de la naissance en dehors de soi et du futur départ de l’enfant qui deviendra indépendant.
Anne Dufourmantelle pense que cet arrachement premier se rejouerait lors d’autres situations de rupture et compare la naissance suffisamment bonne à la mère suffisamment bonne de Winicott pour conduire à une renaissance dans la sphère de sécurité. La mère doit être suffisamment bonne pour se charger de la responsabilité totale du nouveau-né.
La rupture avec l’un des parents peut être la renaissance (Anne Dufourmantelle. Puissance de la douceur. 2013).
Rupture avec sa famille
Famille violente, toxique, malfaisante, il faut tuer le père et s’éloigner de la mère. Anne Dufourmantelle dit qu’il faut se défaire d’un amour barbare (La sauvagerie maternelle, 2016, p.117).
S’arracher à ce mal, rompre pour s’accorder le droit d’exister. Il en est des familles dont il faut s’éloigner, provoquer la rupture et combien peuvent être angoissantes ces situations à côtoyer, la malfaisance, la maltraitance que l’on ne peut regarder. Alors la vivre ? absolument se défaire d’un amour barbare, d’une puissance destructrice et se construire, se reconstruire loin de l’aliénation parentale.
Instaurer une rupture pour survivre.
Disparitions
Il est des disparitions, des fuites, maladies qui font disparaître un être humain dans ce qu’il a été, quel que soit son âge. On perd son père, sa mère par son oubli de nous ; c’est la perte avant qu’il ne meure, lors de maladie d’Alzheimer par exemple.
Entre la personne qui existait avant la maladie et la nouvelle personne malade, la possibilité de la relation est détruite. Le rapprochement avec la vieillesse, aussi une rupture avec la jeunesse, la santé, la beauté s’apparentent à cet éloignement.
La personne malade et la personne proche ne se reconnaissent plus. La maladie mentale a une puissance terrible de destruction des liens, de rupture familiale.
Traverser la nuit
La nuit est le lieu des angoisses et de la mémoire torturante. Nietzsche affirme qu’il faut mettre des limites à l’emprise du passé pour éviter de nous installer dans la rumination et l’insomnie qui nuisent à l’être vivant au risque de l’anéantir (Seconde considération intempestive, Flammarion 1988).
Passer par la nuit dans l’oubli du jour passe et l’absence à soi, c’est ce qu’il faut de conscience vive pour affronter les lendemains, tracer autour de nous un horizon déterminé.
Toutes les petites écorchures qui nous sont arrivées il faut les vivre, les supporter, or répétons-le une petite écorchure est insupportable, bien pénible sur une peau brûlée.
Nietzsche encore nous enjoint de donner une nouvelle configuration à des formes brisées, rompre avec les éléments mortifères du passé.
Rupture des contrats
Toutes les vies mises à l’épreuve par une rupture existentielle qui les a ébranlées, les a fait basculer en gardant une empreinte profonde comme une brûlure. Comme dans un processus de deuil, on passe des contrats, on marchande.
Les ruptures « mais ce n’était pas prévu dans le contrat cette maladie », obéissent à la réalité du risque et nous ramènent à notre vulnérabilité et impuissance.
Prendre le risque de vivre, se confronter à la vie (Elsa Godard), c’est aussi faire le pari des joies possibles.
Il est bon de se rappeler toutes ces ruptures qui jalonnent notre vie, se souvenir que la plupart sont compatibles avec la vie, que l’on choisit de poursuivre pour faire la rencontre avec soi. Car c’est bien d’un choix qu’il s’agit d’honorer.
Et si Claire Marin nous parle de déchirure, il est des ruptures qui façonnent notre expérience individuelle ; on peut citer Bergson p. 99 « la création de soi par soi », toute une perspective d’avenir, de renouveau.
Faire le lien avec les ruptures vécues, les comprendre et y porter un autre regard.
Prenons conscience de nos ruptures quotidiennes, ou de celles plus profondes inscrites dans notre être depuis notre naissance, et au cours de notre vie qui s’écoule. Selon nos philosophes qui nous encouragent, nous aident à survivre à nos brûlures, nos déchirements, nos cauchemars, nos maladies, nos pertes, nos deuils, peut-on y trouver une consolation, une envie de poursuivre notre envie de vivre.
Yolande Meynet, mai 2025
Dufourmantelle, Anne. (2013). Puissance de la douceur. Payot & Rivages.
Michaux, Henri. (2009). Bras cassé. Fata Morgana.
Michaux, Henri. (1963). Plume. Gallimard.
Marin, Claire. (2019). Ruptures : comment les ruptures nous transforment. L’Observatoire.