Le thème principal de cet opuscule est, bien sûr comme l’indique son titre, l’incertitude avec son pendant la certitude, le tout sur un fond passionnel et assez passionnant même s’il ne me fut pas toujours aisé de suivre la pensée de son auteur.
L’ouvrage de Dorian Astor à travers notre regard
Ce livre est une succession de « chapitres patchwork », aux noms assez « étranges » tels que : le grand Pan n’est pas mort, Climat sceptique, Foire aux vanités, La bonne aventure, Ni oui ni non, etc. En totalité, il comprend 68 chapitres de 3 à 4 lignes à 3 à 4 pages. Et, comme le relève son auteur, ce petit livre est «truffé d’assertions sans preuves et de questions sans réponses, il est une exploration sans mettre en évidence de ce qui est à la marge de ce qui est central».
Selon Dorian Astor, notre désir de certitude naît d’une inquiétude profonde et perpétuelle et d’une multitude de petites sollicitations imperceptibles, de signes indistincts qui agissent sur nos sens comme une sorte de provocation, comme une sorte d’exaspération que toute clarification et déchiffrement viendraient apaiser et transformer en satisfaction. « La quête de certitude objective est un appétit d’ogre, une faim de loup, l’expérience un festin » . Ainsi, lorsque l’être humain « produit » de la certitude, il faut se souvenir que « la crainte, l’inquiétude, l’instinct de conservation, le besoin d’être assuré et rassuré, le besoin de sécurité, mais aussi la soif de conquête, d’appropriation, de maîtrise, de domination, et enfin une grande part de calcul, de logique, de rationalité sont au rendez-vous ! ». « Être certain de … », « Avoir raison » « Être dans la passion », relèvent du sentiment de puissance et le risque est alors de glisser dans un registre despotique !
Autrement dit,notre désir de certitude viendrait d’une inquiétude perpétuelle pour tenter de la surmonter. Et, en établissant une certitude, l’être humain rechercherait à surmonter une inquiétude et avant tout, à obtenir un sentiment de sécurité.Cependant, comme l’écrit l’auteur, que l’on établisse une certitude, que l’on construise un terrier, entre la solidité d’une vérité et celle d’une forteresse, aucune différence fondamentale. Les unes et les autres, d’ailleurs, se confirment par la mise à l’épreuve de leur résistance. Dans la recherche de certitude, il se produit une préhension et une appréhension entremêlées qui contraignent le vivant à faire l’expérience de quelque chose, c’est-à-dire à le saisir, s’en rendre maître, l’assimiler pour en faire une certitude.
Selon Dorian Astor, l’incertitude est la première certitude de tout ce qui commence et, qu’il nous faut bien distinguer entre une situation qui ne fait aucun doute et le caractère incertain de son issue. L’incertitude fait peur, mais nous ne pouvons en faire l’économie ; elle est inhérente à la vie. En d’autres termes, l’articulation entre certitude et incertitude est celle d’un certain rapport de nos puissances, de notre pouvoir d’affecter et d’être affecté et de notre ancrage. Au fond ce que l’auteur nous montre, c’est l’importance de comprendre mieux l’expérience de la certitude et de l’incertitude que de toute manière chacun et chacune de nous, nous éprouvons. Vivre c’est donc constamment choisir … « Vivre, même, chez une amibe, c’est préférer et exclure ! »
Si l’animal « passent beaucoup de temps à délibérer. Il attend, scrute, évalue, tranche … il réfléchit intensément, l’affût est l’un des plus beaux moments de réflexion qu’il soit donné de voir . … L’animal délibère non seulement à propos des possibilités nombreuses de son monde, mais encore à propos des certitudes divergentes de ses propres instincts. Car ceux-ci toujours multiples et en conflit d’intérêts, sont contraints de se coordonner et de se hiérarchiser pour qu’une action soit seulement possible, pour qu’une seule décision soit prise. Se conserver soi-même ou se sacrifier pour l’espèce, fuir ou attaquer, se reproduire ou se nourrir, boire à découvert ou rester à l’abri, veiller ou dormir … Ce qu’on appelle instinct de survie auquel il faut ajouter l’instinct de puissance ; la vie ne veut pas seulement se conserver, elle veut croître et s’intensifier, recouvre une pluralité d’instincts particuliers, qui, tous expriment avec la plus grande assurance un vouloir vivre et croître mais d’un point de vue différent et souvent incompatible avec les autres » (Astor, 2020).
Ainsi donc, toute existence s’affirme et s’affermit dans un milieu incertain et à partir de lui. Et, lorsque nous sommes face à l’incertitude du résultat d’une action ; un examen médical, un examen scolaire, un premier rendez-vous ou premier rendez-vous amoureux, un coup de téléphone en pleine nuit, une lettre des impôts, etc., cela réveille en nous la mémoire corporel du stress animal – notre corps déclenche une libération d’adrénaline, tout se prépare en nous à réagir à la menace, à se battre ou à fuit.
Le cœur s’emballe, notre respiration s’accélère, nos poumons l’élargissent et certains vaisseaux sanguins se dilatent … « Stress, angoisse, anxiété, détresse … il se produit une sorte de rétrécissement, de resserrement, de contraction ; le corps se rassemble et se concentre, les pulsions se disposent en rangs serrés, tout l’individu s’intensifie en vue de cette décharge d’énergie qu’est l’action ».
Autrement dit, les animaux comme les êtres humains vivraient une succession ininterrompue de décisions difficiles en situation d’incertitude objective et en situation d’incertitude subjective entre instincts qui, chacun pour soi, veulent commander. Bien sûr, les habitudes, les expériences, la répétition des actions, les connaissances apporteraient une certaine « paix » à notre monde individuel, mais cette dernière serait constamment remise en jeu. Nous sommes, en quelque, sorte pris dans un cercle vicieux ; plus grande est la multiplicité des questions et de problèmes auxquels l’être humain ambitionne de réponde et d’apporter une solution, plus s’affaiblit son assurance, plus vaste demeure son incertitude. « Nous sommes incertains de nous-mêmes, des autres, des choses et du monde parce que tout phénomène est manifestation de signes, et même de grande multitude de signes ». « Hasard des rencontres et pression des contraintes, voilà ce qui nous faire rechercher la vérité » écrivait Deleuze.
Selon Astor, « le désir de certitude n’est jamais désintéressé, nous sommes interpellés par des forces, sommés de participer à un rapport qui nous intéresse et nous importe, dans lequel nous sommes forcés de nous positionner, parce que nous y sommes engagés malgré nous, avec nos propres forces et nos propres émissions de signes ». Autrement dit, acquérir une certitude, c’est arracher une position stable, sinon dominante l’espace d’un instant. C’est, « avoir de l’assurance, c’est comme on dit maîtriser son sujet, mais il y a toujours une torsion dans une certitude car notre pouvoir d’agir, de réagir et de pâtir est tout engagé dans notre pensée. C’est l’obscurité qui nous éclaire.
Au cours de l’Histoire, plus les hommes ont expliqué le monde, plus le monde s’est impliqué en eux. Plus les hommes ont dévoré les signes, plus ils ont été rongés par eux, de l’intérieur … la grandeur de nos sciences, c’est précisément d’avoir compliqué le monde et nous-mêmes, au point qu’aujourd’hui, le désir et l’inquiétude, la curiosité et la crainte, le risque et l’insécurité sont en soi des réponses certaines. Il n’y a aucune science qui ne soit devenue science de l’incertitude même. C’est l’obscurité qui nous éclaire ».
Heureusement, « nous ne sommes pas à tous moments déchirés par les contradictions ou écartelés par les divergences, rongés par le doute ou en proie à l’incertitude. Du moins, pas au point que cela nous fasse souffrir sans cesse, ni même qu’on le remarque chaque fois. Mais ce n’est qu’une affaire de degré. La conscience est un seuil ; je m’aperçois soudaine que ça lutte en moi ! » . Autrement dit, l’être humain serait constamment en proie à l’incertitude ; il ne peut en être autrement car la vie est incertitude. Et pour lutter contre ou, composer avec elle le mieux possible, ai-je envie de dire, il cherche alors des certitudes en se positionnant, faisant des choix, connaissant, etc.
L’être humain inquiet est donc comme poussé à connaître (à chercher des certitudes) parce que les signes l’intéressent car « établir une certitude, c’est toujours se dédommager d’une atteinte portée par des signes. Et lorsqu’il y a persistance des signes à diverger ou des degrés d’exposition à la prolifération des signes – qui sont toujours susceptibles de dépasser nos puissances de choix et notre pouvoir d’assimilation – alors, cela peut transformer l’incertitude ressentie en affection chronique ou en déchirement et écartèlement conscients ou inconscients qui peuvent s’intensifier dans des proportions monstrueuses, en angoisse, en panique voir en démence.
Pour l’auteur, « l’être humain croît souvent que l’incertitude la plus douloureuse est celle de l’avenir, alors que la question que va-t-il arriver ? est sans commune mesure moins vertigineuse que la question que s’est-il passé ? En effet, Que s’est-il passé ? est la question fondamentale de toute connaissance, à laquelle peuvent se rapporter toutes les autres. Toute recherche des causes d’un phénomène, d’un événement, d’un objet, d’une situation revient à découvrir par où il est passé pour se constituer, ce qui lui est arrivé pour être ce qu’il est. Toute interprétation sérieuse ou délirante est une généalogie. Nous sommes historiques de part en part, jusque dans la fabrication de l’universel et l’invention de l’éternel. Nous sommes ainsi condamnés à nous nourrir de traces, d’indices, d’archives, de témoignages, nous accommodons sans cesse des restes dont nous ne connaissons pas les dates de péremption. Nous errons parmi les signes du passé comme on meurt de soif au milieu de l’océan. Si l’incertitude de l’avenir est dynamique individuante, sélectionnant à chaque bifurcation l’incertaine direction à prendre, l’incertitude du passé est panique de l’origine, mémoire impossible des directions prises par moi et avant moi. D’où est-ce parti ? ».
Il n’y a, dans un monde incertain, qu’une seule assurance fondatrice et créatrice : le succès d’une individuation Si l’autre en face de nous « est certitude » alors il me rend incertain !
« Il y a des pères Minotaures qui bloquent l’individuation de leurs enfants, alors que le père devrait être un bouclier contre les dangers d’un monde incertain, un monde qui peut frapper à tout moment. Il devrait être l’architecte d’une forteresse intérieure qui seule préserve des coups de la fatalité. Il devrait enseigner la prudence et la patience, accompagner le passage extrêmement douloureux du principe de plaisir au principe de réalité, c’est-à-dire, de la croyance en la toute-puissance du désir à la connaissance de la toute-puissance de l’incertitude. Il devrait compenser l’injustice et l’arbitraire de cette puissance de l’incertain par la révélation que notre puissance propre est de même nature, que notre individuation participe de cette puissance réelle et peut se composer avec elle jusqu’à la rendre désirable ». Autrement dit, l’auteur oppose les « bons pères » au « père Minotaure ». Le « bon père » est celui qui aide son enfant à grandir dans son processus d’individuation. Car au fond, pour l’auteur, devenir un individu pour l’humain, comme pour l’animal, c’est établir des certitudes, contracter des assurances, réduire l’insécurité constitutive de la venue au monde. La filiation est la première certification face à l’incertitude première !
La certitude est donc longanimité … Attendre, espérer, avoir confiance, cela s’apprend, et on l’apprend du passé ! « Ce n’est jamais une loi scientifique qui nous assure que le soleil se lèvera demain. Vous aurez beau tout savoir de la rotation de la Terre autour du Soleil, ce n’est pas la loi mécanique de son cycle qui vous donne la certitude tranquille du retour du jour après la nuit ; c’est l’expérience, des millions de fois répétée (la vôtre et celle de toute l’humanité passée), que le jour est revenu après chaque nuit (Hume). La loi scientifique ne fait que vous expliquer pourquoi vous avez de bonnes raisons, pour l’instant, d’être confiant ! ».
« Avoir confiance en l’avenir, comme on dit, ce n’est jamais avoir été trahi par le passé, ou pas suffisamment (car on a toujours été quelques fois) pour perdre la foi. Et, il n’y a pas de confiance en l’avenir sans une certaine confiance en la justice, c’est-à-dire en la promesse d’une loi. Car une loi n’explique pas, elle promet. L’incertitude est toujours le sentiment qu’une promesse peut être trahie. Et, je ne parle pas seulement de la trahison des hommes mais de tout ce qui est ; ma mémoire m’a trahi, ma voiture m’a lâché, le courage m’a abandonné, ma santé m’a fait défaut … Trahir c’est toujours faire défection, c’est-à-dire défaire quelque chose, produire une déliaison ». Autrement dit, dans l’incertitude existentielle, le processus d’individuation et l’apprentissage de la confiance c’est-à-dire, « la promesse (qui affirme) et la confiance dans la promesse (qui affirme l’affirmation) seraient les deux liens qui forment le nœud de la certitude … ». « Relier ce qui sans cesse se délie, c’est la fonction première que partageaient à leurs débuts la science, la technique, la religion, l’art, la politique, le droit, l’amour, etc. La culture est fondamentalement nouage de certitudes …. Il y a une promesse et une confiance au cœur de toute individuation ; vivre, c’est certifier l’avenir, c’est-à-dire prévenir la trahison ou résister à la mort (Bichat) ». « La science est le processus qui, peu à peu, fait passer d’un « attendre à », àun « s’attendre à ». Expérimenter c’est attendre des effets ; vérifier, c’est attendre leur retour ; certifier, c’est, s’attendre à ce qu’ils reviennent … toujours ».
L’individuation serait ainsi l’apprentissage d’une telle science ; « ce qu’on appelle la confiance en soi serait en réalité la confiance d’un être en devenir dans le revenir de l’essentiel. On dit (Winnicott) que le nourrisson originellement fusionnel avec le corps maternel, s’autonomise progressivement par la mise à l’épreuve des absences de la mère et l’apprentissage de la confiance en son retour par l’intermédiaire d’objets transitionnels ». « Certitude de soi, certitude du monde se renforcent de concert, toile d’araignée assez flexible pour s’étirer sans rompre ceci est la définition de la connaissance selon Nietzsche mais cette souplesse confiante et assurée présuppose la réalité de retour ». Ainsi pour que naisse une certitude, il faut que s’allient l’incertitude et la confiance.
ASTOR, Dorian, (2020). La passion de l’incertitude. Edition de l’Observatoire.